(…) Je viens d’évoquer Kumagusu Minakata. On en trouve un dessin à l’entrée de l’exposition de Mimosa Échard, Sporal, au Palais de Tokyo. C’est son « mandala », reproduit sur une carte postale japonaise fichée dans des fils de perles colorées qui tombent du plafond dans un bac en plastique posé au sol et rempli de filaments rosâtres englués dans un fond de laque. Mimosa Échard, née en 1986, fut comme Julien Guinand pensionnaire de la Villa Kujoyama (en 2019-2020), et s’intéressa, elle, au Minakata mycologue ; c’est une biologiste du Minakata Museum qui initia l’artiste à la culture des myxomycètes, ces organismes unicellulaires dont le mode de reproduction (par spores) a inspiré le titre de l’exposition.
Le lustre de perles s’appelle Sap (Orchid Sweat) (Sève (Sueur d’orchidée), 2020) ; le bac, Rose Balls (Boules roses ou Boules de rose, 2022 (y surnagent les restes d’un blister de boule de geisha, ainsi qu’une rose de verre stylisée)). On trouve d’autres systèmes perles-bac plus loin dans l’exposition, avec à chaque fois des titres indiquant de quelle « sève » s’alimente le curieux bouillon de culture. J’avais vu quelques-unes de ces Saps l’an dernier, galerie Chantal Crousel, dans une exposition personnelle intitulée Numbs (Engourdis). Il n’y avait pas encore les bacs, mais déjà une carte postale, la reproduction de la célèbre Ophélie (1851-1852) du peintre préraphaélite John Everett Millais. Les Saps sont les chevelures d’une nouvelle Ophélie, m’étais-je dit, en constatant combien l’image de la noyade florale de la sœur d’Hamlet s’accordait avec la picturalité narcissique-narcotique de Numbs. Or ce sont les symbolistes qui ont vu en Ophélie un équivalent féminin du Narcisse antique, et j’avais interprété les incrustations mangas des tableaux exposés comme une plaisante reprise « pop » du japonisme fin-de-siècle…
Sporal apparaît immédiatement dans et comme un jeu de lumières artificielles. L’espace de la première salle est divisée en deux par un grand patchwork de tissus imprimés qui fait office d’écran de projection pour une captation du jeu vidéo Sporal, conçu par l’artiste avec l’aide de quelques collaborateurs. La superposition des motifs imprimés et des images projetées (errances en vue subjective dans de vastes paysages biomorphiques 3D, séquences stroboscopiques…) est assez riche d’effets. Les bulles de dialogues, écrites par le poète irlandais Aodhan Madden, évoquent tour à tour les questions-réponses des jeux d’aventures, le chat de site de rencontres et la conversation philosophique. Il y a des « fleurs qui parlent », comme la fleur de l’arbre à papillons ou l’orchidée abeille, mais aussi un hippocampe et un mystérieux entremetteur appelé « l’Étranger ». Des êtres enceints, trop pleins, en quête de délivrance : ils doivent s’échanger leurs liquides vitaux – « sueur », « larmes », « huile » ou « mucus » – pour exprimer la fluidité pansexuelle de la nature.1 L’idée d’artifice demeure, mais rattachée aux ruses du mimétisme floral. Il devient difficile de parler de « contre-nature », et l’étrangeté érotisée du vivant déborde jusqu’à la distinction libérale de la sexualité et de la reproduction. Si l’orchidée reste la fleur artificielle, elle ne l’est plus seulement en tant que fleur de culture ou de synthèse, en tant que fleur de serre, de cloche ou de « bac », mais en tant que fleur de métamorphose, en tant que fleur-insecte. On reconnaît ici la rethéâtralisation métaphorique de l’imaginaire décadent opérée par Proust dans l’ouverture de Sodome et Gomorrhe (la rencontre du bourdon Charlus et de l’orchidée Jupien).
La vidéo est visible depuis l’autre côté de l’écran-patchwork, où l’artiste a aménagé une sorte de réduction intimiste de l’espace de projection : un écran LED devant un grand tapis entouré d’objets semblables à de gros édredons multicolores. Ce second écran, translucide lui aussi, montre un personnage filmé pendant son sommeil par une caméra fixe : I’m Only Sleeping (Je suis seulement en train de dormir, 2022). La fenêtre ouverte au-dessus du lit donne sur un bois, mais les clignotements irisés qui colorent les rideaux – et que magnifient ceux des LED elles-mêmes – évoquent plutôt les lumières d’un quartier de nuit. Les grandes formes 3D du jeu vidéo planent à travers cette image de sommeil, on entend aussi sa bande-son touffue, tissée de pop japonaise, et on comprend soudain où on est : on est perdu, mais à l’abri, au cœur de la mégalopole cyberpunk, de la Tokyo hypertechnologique et interlope des romans de William Gibson, avec ses labyrinthes de câbles, ses néons et ses énormes enseignes holographiques volant au milieu des immeubles. Dans un entretien, Mimosa Échard remarque que les tentures industrielles de son patchwork distillent « quelque chose d’un peu triste », qu’elle associe à « la descente du psychédélisme des années 1970 » vers les sociétés de surveillance numériques.2 Le cyberpunk dystopique des années 1980 fut bien la science-fiction de cette « descente » postutopique. L’artiste en a finement capté la mélancolie cinégénique – celle qui, dans Blade Runner (1982) et ses innombrables répliques, imprègne justement les pauses de l’action. Car la ville cyberpunk est la ville des traques totales ; le sentiment d’intimité revient avec une intensité sombre quand, avec le héros ou l’héroïne, on y est très profondément caché. Il faudrait en conclure qu’un certain lyrisme romanesque a changé le signe du phénomène « sleep stream », mais l’important est ici pour moi que Mimosa Échard ait voulu peindre, à la LED, « une chambre à Tokyo ».3 Une caméra de surveillance est démontée et couchée, inoffensive, dans le bac posé devant l’écran. La nuit a provisoirement éloigné les menaces : on est dans l’œil du cyclone cyberpunk, protégé de la ville par la ville elle-même, bercé par sa cyclopéenne rumeur.
La seconde salle, plus petite et étroite, apparaît d’autant plus crûment éclairée que la première est plongée dans la pénombre. Les bacs s’autonomisent, se multiplient, et je pense à une sorte de laboratoire biotechnologique de coulisse. Voilà : le laboratoire communique avec la chambre comme l’expérience virtuelle avec le rêve – contiguïté et porosité toutes cyberpunks. L’œuvre le plus volumineuse de la salle est un grand tableau-assemblage (Batchat, 2022) dont la surface rose et blanche, parsemée de renflements globuleux, fige encore une fois la substance poétique de l’exposition (le flux des spores-cellules-graines-œufs-perles-gouttes-larmes). Une modeste photographie-souvenir collée en son centre montre un groupe d’adolescents réunis devant ce qui semble être un jeu vidéo de snowboard ; la forêt enneigée du jeu se prolonge étrangement dans la vue encadrée par la fenêtre. Il y a là une mise en abyme des jeux d’écrans de l’exposition, peut-être aussi une clé autobiographique, en tout cas l’explicitation du clin d’œil à Videodrome (1983) de David Cronenberg, à l’inoubliable image de l’écran biomécanomorphe poussant ses protubérances dans l’espace du spectateur « intoxiqué ». Nul doute que Mimosa Échard, qui a jusque-là fait peu de films, propose aujourd’hui sa version du « vidéodrome » (« Long live the new flesh! »). Un vidéodrome moins mécanique que floral, et moins épidémique que « sporal », en écho lointain et déformé, peut-être, au grand rêve romantique-allemand de pollinisation spirituelle. (…)
Les joueurs de jeux vidéo appellent « butin » (loot) les objets qu’ils doivent collecter pour progresser dans le jeu. Or on butine son butin dans le jeu Sporal, où l’entomologie retrouve donc l’étymologie. Un indice en passant : ce charmant jeu sur les mots se double, dans l’exposition, d’un jeu sur les « lettres ». J’invite ici le futur visiteur à chercher du loot dans la seconde salle. ↩
« À ma seule cellule. Entretien entre Mimosa Échard et Daria de Beauvais », dans Mimosa Échard, Sporal, éd. Daria de Beauvais et Frédéric Grossi, Les Presses du réel / Palais de Tokyo, 2022. ↩
« A Room in Tokyo » est le nom d’un des mondes ou niveaux du jeu Sporal. ↩